Sébastien Pons



Dès qu’il entre dans l’espace d’exposition, le visiteur découvre un monde silencieux, où se trame un réseau structuré et délicat entre la science objective et la subjectivité propre à la création artistique. Telle l’araignée qui donne forme à sa toile en tissant des fils de manière organisée, Sébastien Pons produit des entrelacements graphiques, des jeux de transparence et de superposition de fines tranches pour faire apparaître l’enveloppe du corps humain.
partir de données numériques, il dessine des corps en suspension, volumineux et pourtant transparents, que le trait scientifique et cartographique vide de leur substance organique bouillonnante et bruyante. Les œuvres exposées nous parlent en silence de notre propre constitution, mais surtout mettent en lumière l’impossibilité de la science à nous réduire à des données objectives. Entre la science et l’art, l’interstice est ici lieu de contemplation.
Le titre de l’exposition - études préparatoires - laisse entendre que les œuvres présentées ne sont pour Sébastien Pons que des travaux qui lui permettraient de comprendre et de décortiquer l’anatomie de l’homme. De plus, ces travaux - préparatoires - n’auraient été effectués que dans l’intention d’accomplir une œuvre à venir. Ce titre se présente comme une feinte : l’étude ne vise ici aucun objet final, elle est elle-même objet de visée. Ce renoncement à emprunter un chemin de traverse dans une optique précise fait écho à son abandon de la perspective. En effet, le dispositif en perspective donne de la profondeur à l’image. Il permet au regard de s’enfoncer dans l’image plane, et d’aboutir à une représentation fidèle, par illusion d’optique, à la réalité. A la traversée illusoire de la toile par le regard, Sébastien Pons préfère offrir à l’œil une traversée des corps, par accumulation de données réelles.
Le Gisant pourrait se définir comme un dessin photographique, gardant la finesse de grain du premier et l’aspect lisse de la seconde. Par son aspect velouté et son dégradé subtil du blanc au gris clair, il rejoint aussi la sculpture, notamment la grisaille et le contact froid et sensuel d’une ronde-bosse en marbre. Cette silhouette masculine, carcasse à taille humaine, est allongée sur le dos, comme en apesanteur. Elle est désincarnée et pourtant étrangement présente. Pour la constituer, l’artiste a récupéré sur Internet une base de données anatomiques américaine, présentant des lamelles numérisées d’un mort tranché au laser. Il a reconstitué couche après couche, tel un géologue, un semblant de corps, en superposant ces tranches corporelles transparentes. Alors qu’Albrecht Dürer, théoricien de la perspective, créait le volume d’un corps en rétrécissant des tranches imaginaires du modèle, Sébastien Pons empile méthodiquement des tranches réelles d’un corps. Il laisse le volume se dessiner, sans jeu d’illusion, sans rétrécissement. L’étude anatomique consiste normalement à trancher l’épiderme pour voir l’intérieur du corps. Ici, un renversement s’opère : ce sont les tranches, par accumulation de leurs bords, qui créent l’épiderme de la carcasse.
Comme le silence est un blanc, un intervalle suspendu entre deux sons, le gisant cache les intervalles secrets entre ses tranches plates. Le corps éthéré est en apesanteur, détaché du poids de la gravité terrestre ; il est suspendu entre deux mondes, adossé au vide, et son absence - ce qui reste de lui nous échappe déjà -, devient présence par le filet d’ombre qui le caresse : l’ombre n’existe pas dans le vide. Présence livide, ce corps est reposé et lumineux, désincarné et robuste.



Des crânes de profil, en médaillon, constitués eux aussi de tranches transparentes superposées, semblent flotter sur un fond coloré rond. L’espace blanc entre ce rond et le cadre carré (tel une Marie-Louise) les présente comme des portraits, des visages désincarnés qui ne cachent cependant pas le procédé informatique qui est à leur origine. Mais le dessin numérique reste sensible, l’épaisseur rendue par les couches transparentes plus ou moins imprégnées de couleur est trouble, presque aquatique, et le profil garde un semblant de nez et de bouche… Alors que la science rend compte d’un visible immédiat - le corps comme objet réel -, Sébastien Pons offre des cartes corporelles énigmatiques qui cachent sous leurs couches successives un mystère fondamental. Léonard de Vinci releva le caractère sédimenté et pelliculaire du crâne et le compara à un oignon, dont les pelures forment des cercles concentriques autour de lui. Dans les médaillons, la structure de l’os s’offre à l’effeuillage, montrant l’impossible distinction entre le contenant et le contenu, entre le centre et la périphérie du crâne. Ils répondent à cette phrase de Georges Didi-Huberman à propos de la structure commune au crâne et à l’oignon : « Le dehors, ici, n’est qu’une mue du dedans. ».
Enfin, des dessins numériques aux traits durs, proches des silhouettes en trois dimensions recréées par ordinateur, montrent définitivement la méthode de fabrication ; en cela, ils se présentent comme l’antithèse du Gisant éthéré. Tranchés dans le sens inverse, ces corps sont perçus du dessus. D’aspect scientifique, ils renvoient d’une part aux cartographies aériennes où le relief est rendu par des cercles concentriques autour du point culminant, d’autre part aux strates terrestres. Ils se présentent ainsi comme un relevé géographique et géologique du corps humain. Mais là où l’on s’attendait, par cette découpe propre et nette, à obtenir une géométrie parfaite, le dessin témoigne - par sa linéarité irrégulière - de l’asymétrie naturelle de l’homme. Ces zones spectrales, rappelant aussi la transcription graphique des ondes sonores, sont dissonantes. Et cette dissonance perturbant la symétrie du corps transparent lui apporte une note d’humanité.
La galerie devient lieu d’entrelacement entre le visiteur et ces silhouettes humaines, paysages calmes aux transparences nuancées. L’écart entre les tranches constituant ces corps stratifiés reste à jamais invisible. De même, l’intervalle entre ces corps à la cartographie mystérieuse et le ressenti de son corps habité reste pour chacun un secret.

Georges Didi-Huberman, Être crâne, Les Editions de minuit, 2001, p. 20.

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