Sébastien Pons

La représentation des corps pèse. Parce que quelque chose s’est égaré dans nos peaux, sur nos peaux, parce que, touché, un organe ne peut plus biaiser, parce que le squelette, même, peut encore se mettre à sentir. La brutalité de ce poids, dans le temps qui nous est arraché, est comme l’oscillogramme de l’époque. Bien-sûr des ombres demeurent, laïques, incontrôlées. Des gestes. Des accusations.
Devant les œuvres de Philippe Charlet, Sébastien Pons, Hélène Singer, une même obsession : celle d’une enveloppe qui se déchire. Une géographie du corps se précise ici avec ses territoires occupés, ses protestations, ses annulations répétées. Le corps médiatisé, vaniteux, médicalisé. Le catalogue impitoyable de nos frayeurs.
Comment consommer un corps ? Autant s’attendrir sur ses déchets, comme dans ces grands collages que Philippe Charlet organise autour de la figure féminine, robotisée. Compositions hallucinantes où l’image d’une femme virtuelle se déploie agressivement. Un lavabo brisé ou tronqué, une cuvette de douche signalent des ablutions inquiétées. De vrais objets sur la toile, une culotte, un tube, des papiers déchirés témoignent d’une catastrophe imminente ou qui a eu lieu, malgré la recommandation hâtivement collée sur le colis : « Attention fragile ». La représentation aseptisée du corps qui nous est proposé à l’échelle humaine nous trouble car sur ces surfaces déchiquetées, semées d’indices photographiques, d’inscriptions plus ou moins lisibles, se joue une partition mutilée, protestataire. Le corps, fétichisé, s’abolit dans les plis d’une broderie.




Que reste-t-il de notre amour ? Celui que l’on porte sur soi, décharge d’énergie et d’oubli. Sébastien Pons tutoie la mort à qui il s’empresse d’ôter les majuscules. Le masque dont il s’affuble, pommettes et demi-front d’un crâne sec, souligne une bouche qu’on peut deviner gorgée d’envie. Ailleurs, les rôles s’intervertissent. Ailleurs encore, trois photographies présentent des empreintes d’os dans le sol. Ici, l’os, le squelette dessinent des signes comme autant d’écritures audacieuses, enfouies. Miroir de la fin de toute chose ? Déplacement incontrôlé d’un virus qui atteindrait l’image elle-même ? Hantise d’un corps qui se sait condamné ? La mort a ses attouchements illicites. Parure offensive pour des orbites saisies dans le gel, la mort, même nue, glisse le long d’une soie au rythme de séquences successives qui nous la rendent familière, presque.
L’homme se conclut-il dans ses sutures et ce qui l’habite ne serait qu’un bloc d’organes frais, maintenus en vie coûte que coûte ? Hélène Singer se porte témoin d’opérations qui sont comme des offrandes abruptes au corps médicalisé. L’installation « Poumons revisités » parodie une respiration tandis que « Modèle vivant » révèle l’organicité du corps. Le mouvement, le son, la lumière participent de cette fragile épopée du corps vécu comme un ensemble de circuits plus ou moins intégrés. Aucun attendrissement, nous sommes en présence d’une crudité où l’apparence est violemment mise à sac, où ce que l’on a appelé « les séductions de l’intime » se trouvent brutalement niées. Du mannequin en résine posé sur un tabouret, aucun cri ne vient. Seulement un bruit de bulles échappé d’une nappe. Un autel au corps, mais renversé.
Quelque chose, décidément, s’est égaré. Quelque chose ou plutôt quelqu’un. Qui attend son heure, nerveusement. Ou distraitement, cueillant au vol un corps qui n’a pas encore disparu.

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